Le président de l’Instance nationale de lutte contre la corruption, Chawki Tabib, a accordé un entretien à La Presse. Les points évoqués portent, entre autres, sur l’élection du nouveau président de la République, Kaïs Saïed, avec une majorité confortable. Un vote qui porte selon lui plusieurs messages, dont la volonté désormais indéfectible des Tunisiens de lutter contre la corruption. Chawki Tabib appelle vivement les députés, ainsi que le nouveau président de la République, à réviser la loi organique relative à la future instance constitutionnelle. Il en explique les raisons au cours de cet entretien.
La Tunisie a un nouveau président. M. Kaïs Saïed est connu pour être un universitaire sérieux et intègre. En tout cas non affilié à un système donné. Croyez-vous qu’à travers ce vote, les Tunisiens, près de trois millions, aient voulu adresser un message, voire lancer un cri face aux corrompus ?
Je voudrais féliciter le nouveau président et nous féliciter, nous Tunisiens, d’avoir organisé encore une fois des élections, grosso modo, libres, transparentes, plurielles et démocratiques. Oui, à travers le choix de M. Kaïs Saïed avec une majorité confortable, les Tunisiens ont envoyé plusieurs messages, dont le plus important, en tout cas, qui nous concerne en tant qu’instance, c’est le ras-le-bol franc et massif exprimé à l’endroit de la corruption qui gangrène l’Etat. Les Tunisiens souhaitent que, désormais, les hommes politiques appelés à diriger les institutions de l’Etat soient des personnes honnêtes qui adhèrent à la cause. En tant qu’instance, nous sommes solidaires avec cette position. Cela ne veut pas dire que nous soutenons le nouvel élu au détriment de son adversaire. Mais tout le monde est conscient que des mises en garde ont été lancées par une partie du peuple.
Pensez-vous que le climat deviendra meilleur pour lutter contre la corruption ?
Nous avons des attentes en tant qu’instance et comme les Tunisiens, nous souhaitons que le nouveau président consolide les efforts déployés, précisément dans le domaine de la gouvernance. Je voudrais saisir cette occasion pour rappeler que la lutte contre la corruption se décline en plusieurs étapes dont la reddition des comptes. Mais cette lutte requiert d’abord un changement radical des systèmes et des mentalités. Cela ne peut se faire qu’à travers la mise en œuvre de politiques, de normes et de mesures concrètes pour ce qui concerne notamment la gestion de l’argent public.
Si on parlait de chiffres. Combien de dossiers avez-vous traités, ensuite soumis à la justice et combien de responsables coupables de malversations ont été inculpés? Autrement dit, combien d’affaires ont abouti ?
Nous réceptionnons entre 9 et 10 mille dossiers par an. C’est un nombre constant. Un grand nombre de ces dossiers ne relève pas de nos attributions. Il y a un amalgame dans l’esprit du citoyen entre les différents types de corruption. Egalement, nous sommes confrontés au problème du manque de preuves. Une plainte que le citoyen ou même un responsable dépose et qui n’est, en fait, qu’une simple allégation. Ce qui explique que les affaires transmises à la justice ne dépassent pas au maximum les 300 par an. Les affaires qui ont un aspect technique pointu sont redirigées vers le Pôle judiciaire économique et financier ou envoyées à la police, à la garde nationale. Les procédures sont longues et compliquées. Dernièrement, nous avons publié des statistiques ; un état des lieux qui couvre les années 2016 jusqu’à octobre 2019. Bilan final, nous avons remis à la justice 650 dossiers de corruption avérée administrative et financière. Les chiffres sont assez révélateurs. Le taux des affaires jugées ne dépasserait pas les 7%. C’est faible, trop peu.
Vous vous êtes plaint au début de votre mandat du manque de moyens, mais également de la dépendance de l’instance. Que voulez-vous dire par là, où se situe la faille, au niveau des textes juridiques ou bien au niveau de la pratique ?
J’ai évoqué l’aspect de la dépendance de l’instance à l’occasion de la discussion de la loi organique de la future instance constitutionnelle à l’Assemblée. Pour l’heure, l’Inlucc n’est pas constitutionnelle. On attend que la nouvelle chambre élise le conseil de l’instance qui prendra la relève. Lorsque la loi organique a été débattue donc, en août 2017, nous nous sommes rendu compte, à notre grande surprise, que le champ d’attributions de la nouvelle instance a été réduit. Pour résumer la situation, surréaliste, moi, maintenant, président de l’Inlucc, j’ai davantage de prérogatives que n’aura le futur président de l’instance devenue alors constitutionnelle. C’est pourquoi à l’époque, et encore aujourd’hui, je considère que ce qui a été fait est une atteinte caractérisée aux attributs de l’instance.
Quelles sont vos revendications ?
Par exemple, l’article 19 qui a détaillé les attributions du conseil de l’instance en relation avec les prérogatives d’investigation n’a pas été adopté. Etant un article litigieux, au lieu de chercher à le reformuler et tenter de trouver un accord, les députés l’ont tout simplement écarté et sont passés à l’élaboration de l’article suivant, l’article 20 qui traite, lui, de la nature des missions des enquêteurs relevant de l’instance. Ceci s’oppose à la Constitution qui détaille dans l’article 130 les attributions de ladite instance. Or, la loi organique d’août 2017 n’évoque pas les prérogatives du conseil, ni celles du président de l’instance. J’appelle donc à ce que la future Assemblée et j’en appelle même à M. le président de la République, dans le cadre d’une initiative législative, de réviser ladite loi et de doter la nouvelle instance constitutionnelle de lutte contre la corruption des attributions d’investigation et d’enquête, et ce, de manière claire, afin de lui permettre de s’acquitter correctement des tâches qui lui sont imparties par la Constitution.
Vous appelez à étendre les attributions de la nouvelle instance ?
Certains pensent qu’à l’intérieur du bâtiment, il y a des geôles. On nous prend pour une brigade financière à l’italienne avec des hommes armés qui peuvent arrêter les gens. Nous n’avons pas ces attributions et nous ne les avons jamais réclamées, ni l’interdiction de voyage, ni le gel des avoirs. Elles restent du ressort de la justice. Cela étant dit, dans plusieurs pays, en Jordanie ou en Italie, l’instance de lutte contre la corruption est dotée d’attributions diverses, telle l’investigation. Nous revendiquons le droit d’enquêter, de saisir des documents, des ordinateurs qui peuvent être des preuves à charge pour consolider un dossier. Sinon l’instance sera privée d’un élément important qui est l’effet de surprise pour constater des actes en flagrant délit, par exemple. Les services de la Douane ont la latitude de faire des saisies sur-le-champ et d’informer par la suite le procureur de la République. Or, avec le projet de loi organique relatif à la nouvelle instance ,nous avons l’impression qu’on nous reprend de la main gauche ce qu’on nous a donné de la main droite.
Il y a un appel persistant de la part d’une partie de l’opinion publique de lever l’immunité parlementaire. Quelle est votre position ?
Je n’ai pas d’avis définitif. En tant qu’avocat et militant des droits de l’Homme, je suis partagé. En tant que citoyen et président de l’instance, je sais que certains députés bénéficient de cette immunité à tort. Il faut que l’immunité couvre le député dans sa mission en tant qu’élu du peuple. Mais, si un député brandit une arme contre son voisin avec qui il a des différends, il ne doit pas bénéficier de l’immunité. Si un homme d’affaires a des démêlés avec le fisc, ou encore il a enfreint la loi, d’une manière ou d’une autre, il ne doit pas non plus bénéficier de cette immunité, qui doit être levée totalement ou partiellement selon les cas.
Vous savez bien que la commission concernée au sein du Parlement lève rarement l’immunité d’un parlementaire…
Les députés doivent se munir du courage moral suffisant pour le faire et permettre au député concerné de défendre son honneur, c’est un justiciable comme les autres.
La corruption sévit même dans les grandes démocraties. La différence entre eux et nous, dans ces pays, les responsables sont obligés de démissionner le jour même où l’affaire est révélée, ils sont poursuivis et jugés. Avant cela, ce sont souvent les journalistes qui révèlent les affaires. D’après vous, les journalistes tunisiens sont-ils prêts à contribuer de manière efficace à lutter contre la corruption ?
J’ai été journaliste. J’ai travaillé à La Presse, d’ailleurs. Je considère qu’il y a une grande différence entre la situation du journalisme et des médias dans le passé et maintenant. Je vois les prémices d’un journalisme d’investigation très prometteuses. Nous en tant qu’instance, nous pouvons être fiers de contribuer à encourager les journalistes d’investigation en distribuant des prix. Il faut développer les capacités de ces journalistes par des sessions de formation. Vient maintenant le rôle de l’Etat. Ce n’est pas parce que c’est un secteur concurrentiel que l’Etat se retire. Non, l’Etat doit aider le syndicat des journalistes, les centres de formation des journalistes et trouver les mécanismes adéquats pour promouvoir le secteur et optimiser les capacités des journalistes, selon des standards internationaux, sans pour autant porter atteinte à l’indépendance des journalistes.